Masque tragique...

Un jour, ma cousine de dix ans mon aînée m'avait dit :

" Quand tu étais enfant, tu portais un masque tragique. "

Hier, nous étions Anne et moi dans le parc de l'abbaye de Port-Royal.

Le soleil nous accompagnait, et caressait notre plaisir d'être là, d'être bien.

A l'ombre d'une chapelle y repose Jean Racine, si du moins la stèle qui le signale ne ment pas.

Nous nous sommes allongés dans l'herbe toute neuve du printemps précoce.

Quelques grands arbres séculaires, encore dépouillés par l'hiver , offraient une ombre chiche à des couples ou de petits groupes qui se prélassaient aussi.

Nous avons parlé du temps qui passe, de celui qui inspire les douces nostalgies sans les égratigner de mélancolies , d'autant plus douces qu'on échange les souvenirs la main dans la main, dans le réconfort d'être deux.

Evidemment, à un moment donné, les morts ont fait leur apparition dans la conversation.

Le macabre ne m'effraie pas, depuis très jeune je côtoie des fantômes de toutes sortes.

Jean Ray, Claude Seignolle,Stephen King et bien d'autres pourvoyeurs littéraires de spectres m'ont appris à ne pas en avoir peur, et même à apprécier leur compagnie.

" Tu sais Anne, je ne m'imagine pas vieux, enfin je veux dire je ne me vois pas devenir très âgé .Je sens que je vais mourir avant ça."

Je ne devrais pas lui confier des choses pareilles. Elle est émue chaque fois. Mais tout comme moi, Anne ne se sent vraiment vivre  que par les émotions heureuses ou malheureuses qui la traversent.

Son regard profond m'a fixé.

" C'est parce que tu n'as pas de racines " m'a-t-elle affirmé d'une voix douce.

" C'est le gars Jean enterré là ou bien ce sont les arbres qui te font dire ça ?"

" Tu es bête ! " a-t-elle ri.

" Hi-han! " j'ai répondu, en tournant la tête vers ce vieil âne gris qui mendiait non loin de là à un groupe de pique-niqueurs.

Tout comme ce bourricot oui, je mendie depuis toujours aux âmes bien nourries amour et considération !

Je lui ai raconté alors l'anecdote de ma cousine.

Jeanne ma cousine ,que j'ai toujours amusé et intrigué. Elle avait été ma monitrice lors d'une colonie de vacances estivale.

" Tu crois qu'elle a exagéré en me disant ça ?"

Un autre regard profond , plus sombre.

" Non, moi je l'ai vu tout de suite ce gosse au masque tragique quand je t'ai rencontré. Il était juste à côté du fanfaron qui me parlait . Il est encore là, je le vois à l'instant. "

" Gloups ! "  j'ai sursauté en tournant la tête de droite à gauche  " Alors, comme un mendiant qui utiliserait un enfant pour apitoyer le public , je vais continuer à faire mon Caliméro et me faire cajôler par toute l'humanité ! "

Nous avons ri, puis échangé un baiser , doux et léger comme ce dimanche bucolique.

Anne...Toi qui a longtemps cherché dans tes amours un père parti trop tôt , j'espère que cet homme et son gamin ne te pèsent pas trop! 

Décidément, la vie est  une fantaisie bien loufoque qui nous fait prendre des détours imprévisibles, affublée elle aussi d'un masque tragique.